Du décalque au filigrane : Jean François Dutertre

Jean François Dutertre nous a quitté le 10 mars 2017. Nous n’aurons jamais assez de temps devant nous pour dire tout ce qu’il a apporté aux musiques traditionnelles en France. La Compagnie Beline s’associe aux nombreux hommages envers cet indispensable artiste et militant, sans lequel il va falloir continuer la route désormais …

Hommage à Jean François Dutertre sur le site du CMTRA

Quelques questions sur l’interprétation de la chanson traditionnelle aujourd’hui.

Pour la grande majorité des chanteurs qui se consacrent aujourd’hui à l’interprétation des chansons traditionnelles ou qui l’enseignent, la question des relations avec les sources sonores des enquêtes de terrain est une question primordiale. Car, soit on les traite uniquement comme une mine de répertoire, soit on les considère aussi comme des modèles d’interprétation. Cette dernière attitude implique alors que l’on reconnaisse ces enregistrements comme autant de témoignages d’un art vocal indissociable de ce répertoire.

Copyright : ©Jean François Dutertre

Un art vocal spécifique

L’idée que les chanteurs traditionnels aient pu être dépositaires d’un art particulier du chant, distinct des canons du chant classique ou de la variété, est une considération récente. Pendant longtemps, les folkloristes ont limité leur attention aux chansons, sans s’attarder longtemps sur les chanteurs auprès de qui ils les avaient recueillies(1)

Quant à envisager qu’ils puissent être porteurs d’un art de chanter, propre aux milieux traditionnels et comportant lui aussi ses codes, il n’en est guère question, si ce n’est souvent pour les déprécier. À ce titre, Tiersot écrit à propos de ses informateurs : « L’art de ces chanteurs rustiques est, on le pense, très élémentaire : pour mieux dire, tout art est absent de leur interprétation ; la nature seule chante en eux » (2). On appréciera le « on le pense » : c’est une évidence pour les milieux cultivés auxquels il s’adresse. On pourrait multiplier les citations de cet acabit. Ce n’est pas tout à fait général : quelques collecteurs, comme Servettaz par exemple, se montreront parfois sensibles à quelques formes chantées. Bartók, de son côté, infléchira totalement le jugement porté sur les chanteurs et les musiciens traditionnels.

(2) : Ajoût d’Évelyne Girardon – Suite de la phrase de Julien Tiersot citée au dessus :
« J’ai trouvé quelques belles voix dans la partie méridionale des régions explorées …»
Et juste avant : « Chaque genre a donc une affectation particulière, et la chanson, au lieu d’être un plaisir purement conventionnel, est intimement liée aux diverses manifestations de la vie.»
Un peu plus avant dans la préface : « Je trouvai mieux encore à Cervières, près Briançon, en la personne de Mme Faure Vincent … Je lui dois toute une collection de chansons qu’elle me dit d’une voix faible, mais très juste, et dans le meilleur style du chant populaire … »

Il est toutefois une exception notable dans l’appréciation des collecteurs : leur perplexité devant l’existence très répandue, parmi les chanteurs traditionnels, de systèmes d’ornementation qui semblent les impressionner. Ainsi Pénavaire, le musicien qui nota pour Millien les mélodies recueillies, écrit : « C’est un mélange de petites notes, de grupetti plus ou moins rapides, de ports de voix avec crescendo ou diminuendo, de sons tremblés, de longs points d’orgue, etc. » (2)

Il faut attendre le recueil publié par les d’Harcourt (4) pour trouver enfin un point de vue descriptif, et souvent admiratif, sur le talent des chanteurs. Mais ce recueil est particulier puisqu’il procède justement de la transcription et de l’analyse des rouleaux enregistrés dans les campagnes du Québec par Marius Barbeau.

Marius Barbeau
Marius Barbeau

Les styles vocaux

L’écoute des enregistrements de chanteurs traditionnels révèle l’existence de tempéraments spécifiques et de styles vocaux variés qui accompagnent le caractère modal des mélodies. Elle met aussi en lumière le jeu de variations et de micro variantes auquel se livrent les chanteurs, de couplet en couplet. Dans l’introduction de leur recueil, les d’Harcourt proposent une classification des styles mélodiques des chansons. Ils distinguent : le style « lyrique » dans lequel s’épanouit l’ornementation (ils utilisent l’expression de « style fleuri »), le style « syllabique », et un style intermédiaire, le style « lyrico-syllabique ». Étendu à la classification des styles de chant, et utilisé, entre autres, par les chercheurs canadiens, ce système s’avère très utile pour les qualifier et les analyser. Nous aurons donc trois grands styles vocaux.

En premier lieu, le style syllabique. Comme l’exprime les d’Harcourt, il se caractérise par le fait que « la musique se calque sur les mots ». Autrement dit, la mélodie suit le texte, et chaque syllabe énoncée s’appuie sur une ou plusieurs notes exemptes d’ornementations surajoutées. En second lieu, le style orné. Les d’Harcourt le décrivent ainsi : « il incorpore dans la ligne vocale de nombreuses notes d’agrément, appogiatures et broderies ». Enfin, on peut aussi distinguer un style intermédiaire, déterminé par la présence, au sein du style syllabique, de quelques ornementations, style qui peut coexister avec le style syllabique chez un même chanteur, selon les chansons.

Pour donner quelques exemples, nous pouvons ranger des chanteuses comme Andrée Duffault ou Louise Reichert dans le style syllabique, Madame Dorion ou Benoît Benoît figurent parmi les modèles de style orné, et une chanteuse comme Jeannette Maquignon apparaît comme une représentante du style intermédiaire. (5)
Les styles peuvent être en partie liés à un territoire. C’est vrai, par exemple, pour le Québec où Marius Barbeau constatait une présence plus fréquente du style orné en Gaspésie.


Ben Benoit

La révolution de l’enregistrement

L’essor des moyens techniques d’enregistrement a modifié radicalement notre appréhension du chant traditionnel et des modes d’interprétation. Là où le folkloriste ne notait la mélodie que sous un seul couplet, ne nous permettant pas de juger de la relation musicale du chanteur avec la totalité de la chanson interprétée, l’enregistrement nous en offre le déroulé intégral. Il nous permet d’apprécier le traitement de l’ensemble des paroles par le chanteur, ses variations, son invention musicale, mais aussi de connaître son timbre et son mode de pose de voix — bref, son style.
Ainsi, celui de Ben Benoît n’est pas réductible à ses ornementations, il est aussi redevable de sa pose de voix. Mais, ainsi que je le signalais dans l’article que j’ai consacré aux informations procurées par les recueils folkloriques sur les chanteurs traditionnels et leurs modes d’interprétation (6), ce nouveau mode de conservation et de publication de la chanson traditionnelle n’est pas sans poser des problèmes d’appréhension. Je constatais que : « La partition fait place à quelque chose proche d’une archi-écriture de l’interprétation. Le modèle pèse encore plus lourdement. La contrainte est désormais absolue puisque le moindre souffle, la moindre intonation, la moindre nuance demeurent figés à jamais. Cependant, perdre de vue leur caractère ponctuel et finalement fugitif peut conduire à l’impasse. »

Avant d’aller plus loin, il faut remarquer que le fait de s’interroger sur la façon d’interpréter les chansons traditionnelles à la lumière des enregistrements de terrain est aussi une attitude récente. Elle apparaît, en France, pendant les années 1960, notamment avec le « mouvement folk » et certains mouvements régionalistes. Certes, les chanteurs de ces mouvances musicales sont loin d’être les premiers à chanter des chansons traditionnelles, mais les interprètes qui les ont précédés l’ont fait dans l’ignorance des chanteurs traditionnels. Même un chanteur comme Serge Kerval qui se consacra presque entièrement à ce répertoire, ou encore Lionel Rocheman, l’animateur du Hootnanny du Centre américain à Paris, doivent leur façon de chanter à l’école parisienne de la rive gauche. Pour ces artistes, et pour bien d’autres, ces chansons n’ont pas d’existence en dehors des recueils. Les mouvements de renouveau qui prennent toute leur dimension au cours des années 1970 bouleversent radicalement cette attitude en France et en Europe.

Andrée Duffault
Andrée Duffault – Evelyne Girardon – Solange Panis – Chateau du Plaix, aôut 2007
À propos d’Andrée Duffault

Les collectages comme modèles d’interprétation

Dès lors, une question fondamentale apparaît : quelle position adopter vis-à-vis de ces sources qui fonctionnent comme autant de modèles quant à l’interprétation des chansons traditionnelles. Comme dans l’article de Modal, j’aborderai cette question du point de vue de celui que j’appellerai « l’interprète d’aujourd’hui » — c’est-à-dire, nous tous —, pour le distinguer du chanteur traditionnel. En effet, je ne pense pas que cet interprète puisse se prévaloir du même statut que les chanteurs enregistrés. Il pas reçu ce répertoire par les mêmes canaux, il n’a pas vécu dans le même milieu, il développe des capacités d’analyses qu’ils ne possédaient pas, il baigne dans une culture de l’écrit et de l’image qui modèle autrement sa sensibilité. Et pourtant, nous sommes nombreux à ressentir un vif attrait pour ce répertoire et à être possédés du désir de les chanter. Oui, mais comment ?

Les interpréter dans l’ignorance des sources de collectage est parfaitement légitime, mais ne relève pas de notre questionnement. Par contre, lorsque l’on considère ces sources comme des éléments déterminants des modes et des styles d’interprétation, la question posée est déterminante. On peut définir, schématiquement deux démarches opposées (ou en apparence opposée comme on le verra plus loin) : ou bien chercher à reproduire le plus scrupuleusement possible ces modèles, ou bien s’en inspirer en privilégiant une expression personnelle.

Trad Magazine - octobre 2013
Photos extraites de l’article paru dans TRAD MAGAZINE – Octobre 2013

Les inverses

Cette question apparaît quelquefois dans les propos ou les écrits de certains chanteurs (7). Beñat Achiary l’aborde dans un article paru dans le n° 4 de la première série de Modal (8) : « L’interprétation nous commande, non pas d’imiter, mais de connecter avec le fond, l’essence même de ces chants » Puis il expose ainsi la problématique : « Le collectage délimite, selon qu’on le considère, deux versants complètement opposés face à l’interprétation, face aussi à la considération que l’on a de la musique traditionnelle. Ou bien on note le chant, on le répète, on le reconstitue pour lui-même, et ça pour moi n’a pas trop d’intérêt, car on se maintient à la superficie des choses… ou alors on touche à ce qu’il a de plus profond, à son « mamia « [le « lait du lait » en basque – NDLR] et, à ce moment-là on va vers l’interprétation où l’on s’engage personnellement et où les contradictions entre le local et l’universel peuvent enfin se résoudre… ».
Il précise plus loin l’attitude qui lui paraît pertinente : « Tout cela me conduit à parler de l’intériorité nécessaire à tout chant… de l’intériorité comme une des conditions les plus importantes pour une bonne interprétation des chants. Ce point de vue sur les rapports entre intériorité et chant me conduit à ne pas enseigner de modèle. Chacun doit pouvoir trouver son chant et le nourrir à sa mesure, avec ses forces vitales. »

Le point de vue de Beñat Achiary penche donc radicalement vers la seconde des directions décrites plus haut.
À l’inverse, dans une attitude artistique totalement différente, certains interprètes vont jusqu’à essayer de reproduire toutes les particularités et toutes les inflexions de la pose de voix des chanteurs traditionnels. Il s’en dégage l’impression qu’ils endossent un « déguisement vocal ».

Les étapes d’un processus

En réalité, on ne peut se contenter d’une dichotomie aussi simple. Pour essayer de le faire comprendre, je vais me servir d’une comparaison avec « le voyage en Italie ». Comme on s’en souvient, il était d’usage autrefois que la fin des années de formation d’un artiste plasticien comprenne immanquablement un voyage en Italie. Il s’agissait pour le futur artiste d’aller copier sur place les œuvres des grands maîtres italiens. Ce travail de copiste avait donc comme objectif de permettre à l’élève d’approcher le secret des maîtres et de parfaire ainsi son apprentissage. De retour, l’élève ne devait, en aucun cas, se cantonner à ce stade, mais, au contraire assimiler tout ce qu’il avait appris pour se forger sa propre expression artistique. De la même façon, la démarche de l’interprète d’aujourd’hui ne peut faire l’économie d’une phase d’observation et d’études des chanteurs traditionnels — qui demande une grande d’humilité et peut se reprendre au fil des années. Mais, il ne peut s’agir que d’une station dans le processus. Pour construire sa personnalité musicale de chanteur, il doit installer ensuite une distance.

Nous devons en revenir ici à la question des styles vocaux et à celle du choix des modèles — en l’occurrence, les chanteurs traditionnels. Le travail de compréhension des modèles que j’évoque ci-dessus va permettre, notamment, de distinguer ceux dont on se sent les plus proches ou qui produisent sur nous la plus grande impression, et qui serviront de base à la construction des modes personnels d’interprétation. On pourra s’inspirer du style des chanteurs ainsi choisis, les mêler ou se sentir plus à l’aise dans un style vocal unique. Cependant, tous les chanteurs collectés ne sont pas forcément des modèles pertinents. L’attitude ou le jugement du milieu d’origine sur le chanteur (si l’information existe) pourra constituer un élément déterminant dans le choix à effectuer.

Le décalque ne peut être qu’un stade dans le processus de construction d’un interprète. S’y limiter conduit, pour plusieurs raisons, dans une impasse artistique. L’une de ces raisons réside dans le fait que cette démarche reposerait alors sur une illusion. Nous ne chanterons jamais comme Ben Benoît, à moins de nous déguiser servilement — et encore faut-il en avoir la technique vocale. Le timbre, les résonnances, les inflexions constituent autant de marqueurs intimes qui ne se limitent pas à la définition de notre voix, mais qui reflètent et révèlent aussi notre personnalité et notre histoire. Une autre raison nous renvoie aux modèles eux-mêmes : le style des chanteurs traditionnels procède aussi d’une démarche personnelle — qui repose, entre autres, sur un jeu de filiations et d’influences —, même si elle n’est pas formulée, et même si elle s’effectue au sein des codes d’une communauté, si besoin en s’en éloignant. En réalité, la démarche du décalque s’éloigne de l’esprit des chanteurs traditionnels, en adoptant un mode de fonctionnement qui leur est étranger.

Catherine Perrier
Catherine Perrier

La construction du style

La phase d’observation achevée, commence celle de l’élaboration d’un style personnel. Elle s’appuie sur les enseignements tirés des modèles, orientés selon les choix effectués. Elle marque le passage de l’imitation à l’imprégnation. De décalques, les modèles deviendront filigranes. Visibles en transparence, à la fois présents et cachés, ils tireront toute leur puissance de notre capacité à les avoir assimilé comme autant d’éléments constitutifs de notre personnalité musicale.

Enfin, après ces étapes indispensables, l’interprète de chansons traditionnelles se trouvera confronté au point ultime : celui de « l’intériorité », pour reprendre l’expression de Beñat Achiary. Elle est commune à tous les genres et tous les styles de chant, mais particulièrement délicate pour un art « non expressionniste » comme celui de la chanson traditionnelle. Ici, pas d’effets, pas de soulignés, pas d’emphase : l’émission vocale pure. La mélodie et les paroles portent seules l’émotion. La maîtrise de cette « intériorité » demande l’accomplissement d’une maturation du chant et l’immersion dans le répertoire. Il faut parfois du temps. Mais c’est le chemin qu’il faut emprunter pour que le chant atteigne l’intensité permettant de toucher au fond d’eux-mêmes tous ceux qui l’écoutent, et pour en faire un art véritable.

Jean François Dutertre
Jean-François Dutertre – Pour TRAD MAGAZINE – Octobre 2013.

Notes
1. Voir à ce sujet : Jean-François Dutertre, « La Voix parmi les recueils », Modal – Collecter, la mémoire de l’autre, Geste Éditions, Parthenay, 1991.
2. Julien Tiersot, Chansons populaires recueillies dans les Alpes françaises, Grenoble-Moutiers, 1903.
3. Achille Millien, Chants et chansons populaires du Nivernais, t. I, Paris, 1906.
4. Marguerite et Raoul d’Harcourt, Chansons folkloriques françaises au Canada, Québec-Paris, 1956.
5. Andrée Duffault est une chanteuse du Berry. Elle figure sur le disque Musique traditionnelle des pays de France, Anthologie de la musique traditionnelle française, vol 1 (Le Chant du Monde LDX 74516). Louise Reichert était une chanteuse de Pons dans l’Aveyron que l’on peut entendre sur le disque France, vol. 1 – Louise Reichert (Ocora 558 520). On peut découvrir Jeannette Maquignon sur le disque que Dastum lui a consacré (Jeannette Maquignon, chanteuse du pays de Redon, Dastum/Coop Breizh). Madame Dorion était une chanteuse de Gaspésie à laquelle quelques plages du disque Songs of French Canada (Folkways FE 4482) sont consacrées. On peut écouter Ben Benoît, l’un des grands chanteurs acadiens enregistrés par les chercheurs de l’Université Laval à Québec, sur le disque Acadie et Québec, documents d’enquête (RCA CGP-139, Canada, 1959). Une plage (la plage 5) lui est aussi consacrée sur le disque Chants et complaintes maritimes des terres françaises d’Amérique, Anthologie des chansons de mer, vol. 16 (Le Chasse-Marée SCM 044).
6. Il s’agit de l’article cité en note 1.
7. Voir, par exemple, les propos d’Erik Marchand sur ses relations avec Emmanuel Kerjean, ou encore les écrits pédagogiques d’Evelyne Girardon (www.ciebeline.com).
8. « Les Chants du feu et de la forge par Beñat Achiary », Modal n° 4 – première série, septembre 1986.

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