Texte d’accompagnement pour le BAC musique 2009 et 2010
Évelyne Girardon.
Copyright : ©Évelyne Girardon – Compagnie Beline
« Une barque au milieu de la mer, la ligne d’horizon l’entoure : voilà le bourdon.
Le vent se lève, une vague ondule légèrement : la mélodie commence.
Sans la mer, il n’y aurait pas de vagues. » (Claude Flagel)
Claude Flagel
Lorsqu’à 8 ans, dans une grande brasserie lyonnaise, j’ai entendu 2 vielleux (musiciens jouant de la vielle à roue) faire la manche le jour de Noël (« le gars Jules et la Marie »), je ne me doutais pas des conséquences que cette rencontre allait avoir sur ma vie future. Ce son sous jacent, ce grondement, cette « texture », ce fut une découverte dont l’effet m’accompagne encore aujourd’hui.
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La vielle à roue, dont l’histoire remonte à bien longtemps et qui a roulé ses bourdons jusqu’à nous, je m’en suis emparée par la suite, avec la certitude d’avoir trouvé mon nid.
Beaucoup d’années plus tard, je fais la même constatation et j’ajoute qu’il est doux et confortable de penser, comme Jean Michel Guilcher, que « les multiples facettes de notre sensibilité ne sont en fait que le reflet des âges successifs de notre culture » .
Le bourdon y a sa place, tout au commencement, ce lien fonctionnel et originel, cette trace tranquille et subtile laissée par toutes les traditions musicales (savantes et populaires) qui ont traversé le temps jusqu’à nous.
Les musiques de notre tradition orale rurale, comme bien d’autres de par le monde, se sont élaborées avec le principe de bourdon. Oublier cette dimension précieuse serait passer à côté d’une des caractéristiques majeures de ce champ musical.
Le bourdon est présent dans nombre d’instruments populaires, de la Chine au Berry, de l’Inde à la Norvège, de l’Afrique à l‘ Écosse, du monde entier au monde entier (La musique indienne tant savante que populaire lui donne même une place prépondérante, et ne pourrait se développer sans la tampura, cordophone dont sa production est l’unique fonction.)
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Le bourdon se rencontre aussi dans de multiples pratiques vocales polyphoniques de traditions orales. (Souvent présenté en occident comme un premier état quasi embryonnaire de la polyphonie, il s’agit en fait, d’une conception « autre » de l’art de produire et d’assembler des sons.)
Si les musiques savantes s’en sont écartées tout au long de leur histoire (même si elles y ont puisé régulièrement), les musiques traditionnelles en ont fait un élément de continuité, objet éternellement présent et disponible.
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Une monodie de quelques notes, collectée en Bretagne, en Auvergne ou en Ardèche, chantée sur un bourdon, lovée dans ses sons harmoniques, construite en « tension – détente » par rapport à celui-ci, sera absolument gracieuse, émouvante, charmante. Les mêmes quelques notes sur le clavier d’un piano paraitront bien simplistes aux musiciens non avertis, qui ne manqueront pas de le faire remarquer…
C’est évident : jouer ou chanter un échelle tempérée sur un bourdon, c’est insupportable, et ce n’est pas un jugement de valeur qui nous l’expliquera le mieux, c’est l’acoustique et cet instrument infiniment précis : l’oreille.
Au delà de la prise de conscience de l’importance des échelles non–tempérées, la magie du bourdon est précisément dans la pertinence de la relation de chaque note comme sélection des sons harmoniques de celui-ci.
Sans omettre que pour les atteindre, d’autres sons peuvent prendre d’autres chemins :
« Nous nous excusons humblement auprès de nos lecteurs de n’avoir pu traduire avec les sept notes de la gamme, même affublées de dièses et de bémols, ces particularités (quarts, trois-quarts de ton, etc..) et de les avoir remplacées par ce qui nous a paru en être le plus approchant… » (Barbillat et Touraine (1912) – Préface de : Chansons populaires dans le Bas – Berry)
Pour le chanteur, faire sonner un bourdon, ce n’est pas uniquement chanter une note, c’est aussi poser sa voix de telle façon qu’elle fasse entendre le premier son harmonique audible, à savoir la quinte. Pas une quinte « apprise » au préalable, mais une quinte « entendue » dans le bourdon. C’est à ce prix que l’autre, celui qui tiendra la monodie, pourra sans souci, poser délicatement les différentes notes qui en font l’échelle, car le son unique du bourdon contient tous les autres. Le timbre vocal en cohérence avec la sélection des sons harmoniques, la voix, colorée par la présence de ce fondement incontournable, s’en trouveront modifiés, souvent inconsciemment. On retrouve cette manière d’envisager la place des notes, dans beaucoup de familles d’instruments : le renforcement des sons harmoniques, et particulièrement la quinte, est favorisée dans certaines cornemuses par l’utilisation des deux tuyaux accordés à une octave.
Le bourdon, c’est un cursus à lui tout seul, une culture que l’on peut construire dans l’intimité la plus émotionnelle qu’il soit, dans le partage le plus large, c’est aussi la stabilité en majesté. Installé sur cette terre de prime abord lointaine, nous n’y voyons plus que confort, cohérence, continuité, évidence, avec le plaisir intense d’y rester.
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« Je ne sais pas où ils vont, mais ils y vont avec une telle certitude que je n’ai qu’à les suivre … » (René Zosso, à propos des bourdons de sa vielle à roue)
La présence du bourdon, en effet, change tout, le temps devient élastique, le son n’est plus UN mais devient multiple, l’oreille s’affine, se fait large et exigeante.
Les chanteurs de la tradition orale rencontrés ou entendus sur les bandes de collectage (enregistrements de terrain), ont souvent cette qualité qui consiste à sous entendre le bourdon. Ils ont l’art des notes mobiles, à l’école de la couleur, des changements subtils, c’est leur lieu d’improvisation, dans la discrétion et les micros variantes.
Peu de notes mais brillantes comme des diamants.
« Pourquoi jouer tant de notes alors qu’il suffit de jouer les plus belles » (Miles Davis)
À l’écoute de leurs témoignages, on peut mesurer le rôle de ce monde modal et le vocabulaire musical rare, qui consiste à tendre les échelles, souvent en fonction de ce qui est dit.
Sur ce sujet là aussi, le bourdon multiplie ses pouvoirs et devient fonctionnel dans la narration. Sa présence a de multiples conséquences sur les phrasés mélodiques, ainsi que sur les textes car le retour au bourdon signifie souvent qu’une idée, qu’une image se clôt.
La quinte, « corde de récitation » connue des médiévistes, porte bien son nom : autour d’elle se structure le texte, son rôle de pôle dynamique fait rebondir les images, les circonstances et les émotions décrites, avant de rejoindre le pôle de repos (ou pas, comme dans certains chants à danser dont la fonction est de donner l’envie de continuer la danse sans jamais s’arrêter).
C’est sans doute cela qui émeut, ces fonctions musicales et narratives étroitement mêlées, rodées au fil du temps, cette logique imparable qui provoque l’émerveillement en même temps que la résolution acoustique, cet éloge de la simplicité qui n’exclut pas la virtuosité ornementale.
S’engager dans son monde, c’est l’assurance d’être surpris, déséquilibré, puis enthousiasmé, c’est faire un voyage en terre inconnue pour qui ne s’y est pas encore engagé.
Combien de chanteurs, plutôt réticents au départ (« une seule note ? bof ! Si je dois chanter, je choisis la mélodie ! ») se découvrent d’abord fragilisés car plongés dans une bulle sonore étonnante ou les notes ne sont pas que des notes, ou les choses dont on était musicalement certains deviennent instables, ou la sensation du son change suivant que l’on épouse ou non les multiples sons harmoniques qui constituent cet horizon. Puis par la suite, plus ils « pratiquent » et se fondent dans cette esthétique particulière, moins ils choisissent de chanter les mélodies, et plus ils chantent volontiers les bourdons, dans lesquels ils goûtent toutes les saveurs des échelles.
« J’ai l’impression de chanter moi-même toutes les notes que j’entends ! »
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Notation tirée de Chansons populaires d’Ardèche, recueillies dans le pays des Boutières (Édisud/ Éditions du CNRS).
Collectage disponible au CMTRA (Centre des Musiques Traditionnelles Rhône-Alpes)
Écouter le document audio (collectage) : La pluie tombe sur nous
Ce chant a été collecté en Ardèche par Sylvette Béraut Williams, auprès de Monsieur Sales en février 1976. Un autre collectage, enregistré par Dominique et Aline Laperche, dans la même région, a présenté une autre déclinaison sur le même thème. On le rencontre ailleurs avec quelques variantes de texte et de mélodie. S’ y retrouve le « prêt à porter langagier » (Jean-Michel Guilcher) propre aux chansons de « Quête de mai », avec cet ajout séduisant :
La pluie tombe sur nous, pour vous quel avantage,
Vos vaches auront du lait, vous ferez des fromages …
La pluie tombe sur nous, pour vous quel avantage,
Ce joli moi de mai s’endort sur la rosée …
Si nous ne quêtons plus les œufs, l’imagination réinvente l’universel.
Les chansons de la tradition orale, entre rituel et fonction, décrivent les trames humaines de la société. Notre lecture contemporaine, insérée dans un univers sonore différent et éclaté, risque de n’en comprendre que la partie la plus simpliste.
La forme mélodique de cet exemple nous en donne à entendre.
La voix lance le texte en dessinant le chemin le plus direct entre le bourdon et la corde récitative, pour s’arrêter puis repartir sur cet écart coloré qui sonne comme la sensible de cette quinte, qui elle même fait office de bourdon suspendu.
On sent bien que ce n’est pas fini, on attend la fin de l’idée et la fin de la ligne mélodique.
Quand les dernières phrases surviennent, c’est encore surprenant, car la sixte devient mineure alors qu’elle était apparue majeure dans la première partie.
Le couplet s’enrichit du refrain ou la quarte juste s‘entend pour la première fois.
La richesse modale de cette monodie (texte + mélodie) m’a emportée bien au-delà de sa fonction première. J’y ai vu une toute autre quête.
La place du bourdon dans cet arrangement était inévitable, évidente, comme témoin de la densité sonore et de l’émotion ressentie.
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Exemple de notation, par Pauline Viardot, soeur de la Malibran, à Nohant, chez George Sand
Libre interprétation du document de Pauline Viardot (Anthologie des chants populaires français) et de plusieurs documents de terrain (Thiaulins de Lignières)
Briolage : thiauliner (Berry), rauder, darioler (Poitou) : chant d’improvisation pour mener les bœufs.
On peut entendre quelques documents de terrain sur le lien qui suit :
Le Cerdo
La fonction de ces « Chant à pleine voix » semble bien loin de nous, et pourtant, cet « exotisme » incroyable nous questionne sur le rapport à la voix et à l’espace.
« C’est tellement vieux que ça devient l’avant garde ! » (Giovanna Marini)
« Ce chant, dont l’origine fut peut être considérée comme sacrée, et auquel de mystérieuses influences ont dû être attribuées jadis, est réputé encore aujourd’hui posséder la vertu d’entretenir le courage de ces animaux, d’apaiser leurs mécontentements et de charmer l’ennui de leur longue besogne. Il ne suffit pas de savoir bien les conduire en traçant un sillon parfaitement rectiligne, de leur alléger la peine en soulevant ou enfonçant à point le fer dans la terre : on n’est point un parfait laboureur si on ne sait chanter aux bœufs, et c’est là une science à part qui exige un goût et des moyens particuliers » (Georges Sand – La Mare au diable extrait du chapitre 2 intitulé « Le labour »)
« Nous pouvons noter deux grandes catégories de « briolage »: la première est une chanson existante que le laboureur connaît et chante à l’allure de son attelage ; la seconde est une invention ayant peut-être pour base un texte connu que souvent le laboureur répètera et qu’il nommera quelquefois « routine ou rotine ». Or ce chant, qui sans doute apaise et encourage les animaux au travail, exerce certainement un pouvoir tout aussi important sur l’homme qui le produit. » (Willy Soulette – Des labours aux concours – L’homme, l’animal et la musique – Collection Modal – FAMDT Éditions)
Il m’a fallu très longtemps pour oser aborder cette forme, sur scène et en enregistrement.
Car ne faire que de la copie, c’est tomber dans l’esthétisme, le maniérisme, et c’est surtout faire moins bien.
Le respect dû à ce répertoire et à ceux qui l’ont tenu, impose d’investir l’interprétation dans une nouvelle fonction et non dans la simple restitution, c’est ce que j’ai tenté de faire, dans une libre adaptation des « formules ».
Ce chant n’est pas traditionnellement accompagné d’un bourdon, celui de « La pluie tombe sur nous » s’est prolongé naturellement.
Le secret de cette interprétation, qui m’est personnel, ne sera pas révélé.
Je laisse ouvertes les différentes lectures qui pourront en être faites, en espérant que certains tenteront l’expérience de s’y engager.
Le bourdon et son continuo obstiné les y aideront.
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« Les chants traditionnels des différentes régions de France, comme ceux d’Europe et de toutes les autres parties du monde sont des trésors. Béla Bartók disait qu’il y a autant de perfection artistique dans un chant de paysan hongrois que dans une sonate de Mozart. C’est seulement aujourd’hui qu’on commence à le comprendre » (Alain Swietlik)
> Bela Bartok jouant de la vielle à roue hongroise.
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_« Les musiques orales ne sont pas simples mais construisent leur complexité par des moyens différents de ceux qu’utilisent la musique écrite »_(Jean Molino – « Qu’est ce que l’oralité musicale ? » – L’unité de la musique – Actes Sud – Cité de la Musique)
« L’ethnomusicologie nous fait découvrir l’immense paysage des traditions orales dont les couches stratifiées permettent de reconstituer des millénaires d’évolution » (Jacques Chailley, Éléments de philologie musicale)
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Jules Devaux et Édith Montardon dite « La Marie »
Graphisme © : Nicolas Castellan 2005-2008