Chansons populaires recueillies dans les Alpes françaises

De 1895 à 1900, Julien Tiersot, musicien, musicologue érudit, compositeur, spécialiste de l’histoire de la musique, c’est-à-dire de la musique savante occidentale, parcourt les Alpes françaises afin d’y recueillir les chansons populaires conservées par la tradition orale. Il publie cette collecte en continuité avec le choc culturel qu’il vécut en 1889 en découvrant la musique traditionnelle balinaise.
Il pose les idées pionnières de ressourcement de l’art savant auprès des “mélodies populaires” et le projet fondateur de compréhension des cultures musicales exotiques comme ouverture à la dimension universelle de l’humain. On peut dire qu’il participe à l’élaboration de la notion de « Musiques du monde ».

Sandro Boniface et son Tiersot
> Sandro Boniface consulte sa vieille édition du Tiersot

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« C’est une manière d’alpinisme assez inédite que celle qui consiste à courir la montagne à la recherche des chansons populaires »

C’est par cette phrase que commence la préface du monumental ouvrage « CHANSONS POPULAIRES recueillies dans les ALPES Françaises (1903)» de Julien TIERSOT né à Bourg en Bresse en 1857.

De 1895 à 1900, Julien Tiersot parcourt les Alpes françaises « en vue d’y recueillir les chansons populaires conservées par la tradition. » Cette enquête majeure aboutit en 1903 à la publication de l’ouvrage « Chansons populaires recueillies dans les Alpes françaises (Savoie et Dauphiné) » qui reste aujourd’hui une référence capitale.

Recommandé par le Ministère de l’Instruction publique, il trouve dans les départements les interlocuteurs qui le guident dans sa recherche. Celle-ci le conduit « au plus près des frontières » dans une zone limitée par le lac Léman, Genève, Annecy, Chambéry, Grenoble, Aspres-les–Veynes, Gap, la vallée du Queyras jusqu’à Saint-Véran et par la frontière entre la France, l’Italie et la Suisse.

Il collecte lui-même 442 chansons auprès de témoins directs. Il reçoit, pour 242 titres, les contributions d’autres enquêteurs dont Joseph Siméon Favre (originaire de la vallée d’Aoste en Italie, qui collecta aussi en Tarentaise), cité comme un contributeur majeur, et de Claudius Servettaz, enseignant comme nombre d’autres collecteurs.

Julien Tiersot précise, en préface à son ouvrage, que si on ajoute tout ce qu’il a rassemblé, on arrive à un total de 1200 à 1300 pièces comprenant aussi des documents inédits « tirés de la poussière » cahiers manuscrits de chansons et archives diverses.

Le recueil propose 227 titres dont beaucoup comprennent plusieurs versions. Julien Tiersot précise qu’il espère avoir apporté « une contribution de quelque importance à une étude dont l’intérêt n’est plus méconnu, en prenant l’initiative d’une recherche collective à laquelle tant de gens si divers ont coopéré, depuis le chef de l’Université de France, de hautes personnalités de l’ordre politique et administratif, des savants et des artistes des plus éminents, jusqu’à la plus simple bergère des Alpes et au plus humble montagnard. »

Aujourd’hui, en ouvrant ce recueil, on reste étonné de la diversité des mélodies, des thèmes poétiques et narratifs et de la précision des notations ornementales.

Et on sourit à ce commentaire en préface : « Je n’ai trouvé aucun concours efficace parmi les musiciens professionnels qui ignorent profondément tout ce qui a trait aux traditions populaires au sein desquels ils vivent et même je soupçonne qu’ils professent au fond du coeur à leur égard, le plus profond dédain. »

Evelyne Girardon
Julien Tiersot
> Julien Tiersot

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Julien Tiersot et la chanson populaire :
Dans la préface de son ouvrage : Chansons Populaires recueillies dans les Alpes Françaises (Savoie et Dauphiné), Julien Tiersot, en musicologue impliqué dans le débat sur la nature des mélodies et chansons traditionnelles, nous livre ses questionnements personnels. N’oublions pas qu’à l’époque où il écrit ces lignes, soit 1903, les régions de France font déjà l’objet de collectes depuis un siècle. Les débats sur l’origine savante ou populaire des répertoires ont été largement ouverts, et bien des a priori ont déjà été levés. Il reste néanmoins de nombreuses questions sans réponse, et Tiersot va faire preuve d’intuition dans les hypothèses qu’il formule.

« Fréquemment, ai-je dit, j’ai trouvé des variantes nombreuses d’une même chanson. Je puis assurer que jamais toutes ces variantes ne se chantaient sur le même air, même que jamais deux ne se sont trouvées absolument identiques au point de vue musical. C’est que la mélodie, bien plus encore que la poésie, est chose fluide et impalpable. Sous la plus légère influence, elle se transforme radicalement : une simple altération à la tonalité ou au mouvement peut lui donner une physionomie si nouvelle que l’analyse la plus subtile se trouve parfois impuissante à en dégager la substance primitive. Le peuple est un admirable symphoniste, par l’art incomparable avec lequel il sait varier ses thèmes et leur donner tour à tour des expressions diverses. Au fond, les mélodies populaires, comme les poésies, pourraient être réduites à un nombre de types relativement restreint ; mais, en raison de la moindre précision de la matière, il serait plus difficile encore de déterminer ces thèmes générateurs. Combien pourtant il serait intéressant de surprendre à travers ces modifications incessantes le secret de la participation du peuple à l’élaboration musicale des chansons, dire en quels cas il s’est borné à transformer des mélodies préexistantes, en quels autres il en a créé de nouvelles, soit sur des vers nouveaux, soit sur d’anciennes paroles, comme tels compositeurs ont remis en musique certaines poésies favorites de Victor Hugo, ou de Goethe, ou de Métastase, que d’autres avaient traitées avant eux! Ici encore il nous faut dire que ce n’est pas le lieu de traiter une question si obscure. Bornons nous donc à constater que si parfois, entre les variantes d’une même chanson recueillie sur différents points, il m’a été possible de distinguer un type mélodique commun, plus souvent encore, même ce type retrouvé et adopté, il restait d’autres formes, très différentes et parfois fort heureuses.

Il était impossible de surcharger outre mesure ce livre de notations : plus de deux cent cinquante airs notés sont plus que suffisants pour faire connaître le génie musical propre aux habitants des régions alpestres; mais je n’ai pris aucun parti absolu à cet égard, si ce n’est celui de m’inspirer des circonstances, de façon que, lorsqu’elles m’ont paru l’exiger, j’ai pu donner pour un seul et même morceau la transcription de plusieurs mélodies.

J’ai aussi, très discrètement, fait suivre les notations qui se sont trouvé particulièrement intéressantes, de commentaires concernant la tonalité, les formes rythmiques, et toutes autres particularités caractéristiques de la mélodie populaire.

Afin de mettre en relief les qualités inhérentes à certains chants, je me suis permis d’en harmoniser un très petit nombre – cela d’ailleurs à titre tout exceptionnel et sans pour cela omettre de les conserver à leur place dans leur primitive nudité.

La généralité de ces airs apparaîtra peut-être un peu monotone: ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a reconnu que l’accent de la mélodie populaire est essentiellement mélancolique, et nos chansons alpestres ne failliront pas à la règle. Du moins ont-elles, en leur rusticité, le charme pénétrant dont est imprégné tout ce qui émane directement de la nature, et, dans l’ensemble, elles donneront une idée très fidèle de la Chanson populaire française.

Les vallées alpestres resteront sans doute silencieuses, et bientôt peut-être le souvenir des chants d’autrefois en aura disparu. Qu’au moins ce livre en rappelle la mémoire aux temps à venir, et dise ce qu’ont été ces chansons, qui, pendant des siècles, furent pour les humbles une source de consolation et de réconfort, et la seule jouissance d’art qu’ils aient jamais connue. » (Julien Tiersot)

Chansons Populaires recueillies dans les Alpes Françaises (Savoie et Dauphiné), Laffite Reprints, 1979. Réimpression de l’édition de 1903

Jean Blanchard

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Réinterpréter les mélodies collectées par Julien Tiersot.

Se plonger dans un recueil de chansons populaires comme celui de Julien Tiersot est une aventure artistique tout à fait passionnante et créative. L’intérêt est multiple : c’est d’abord recevoir un monde très particulier qui inclut la vision toute personnelle du collecteur face à cette forme musicale, son filtre incontournable (choix des thèmes, oreille, interprétation, regard), les chanteurs qui l’ont pratiquée, l’époque de la collecte. C’est avant tout la rencontre avec une personne qui a pris la responsabilité de noter (tradition écrite) une tradition orale, avec tout ce que cela comporte comme failles, oublis, compromis, censures et inquiétudes face à la pauvreté de la notation musicale pour exprimer la totalité de ce qui fait la caractéristique (musicale mais aussi vocale) de cette musique. On peut citer à ce sujet les collecteurs du Bas Berry, Barbillat et Touraine (1912)

« Nous nous excusons humblement auprès de nos lecteurs de n’avoir pu traduire avec les sept notes de la gamme, même affublées de dièses et de bémols, ces particularités (quarts, trois-quarts de ton, etc.) et de les avoir remplacées par ce qui nous a paru en être le plus approchant. »

C’est aussi la rencontre avec le choix musical du collecteur. Pour ce qui concerne Julien Tiersot, celui-ci est très sûr car la richesse des mélodies notées présentent un véritable lexique d’ornementations et des versions musicales au phrasé inédit. On peut facilement faire des comparaisons avec les éditions des autres collecteurs « alpins ».

L’arrivée du magnétophone a tout changé. Nous pouvons aujourd’hui entendre des exemples directs et concrets sur la manière de chanter, les variations, l’ornementation, l’implication personnelle du chanteur dans l’interprétation.

Cette réalité aurait pu refermer les recueils sur cette constatation : le contenu n’est que le squelette de ce qui a été entendu, filtré et sans doute distordu par l’oreille toute savante du collecteur. Il semblerait donc aux esprits pressés qu’il faille en rester là et laisser aux « chercheurs spécialistes » ces précieux (mais poussiéreux) témoignages pour se tourner vers la « création contemporaine » ou la « ré-invention ». Ce serait une grave erreur.

Sortir les chansons des recueils exige, bien sûr, une connaissance de terrain de cet espace musical : il ne s’agit pas de s’en tenir au déchiffrage de la partition et comme pour tout autre style, il faut en connaître les caractéristiques, sinon le risque est grand d’affadir, d’uniformiser, et surtout de ne présenter que le « squelette » de ce qui a été (ou de ce qu’on imagine avoir été). D’autre part, la chanson du recueil n’est pas « ce trésor authentique » auquel il ne faut pas toucher, tout au contraire c’est un formidable espace de liberté pour le musicien.

Il semble, après expérience, que face à un collectage enregistré, la relation affective (surtout si celui qui va utiliser le répertoire est celui qui l’a collecté) rende moins facile la réinterprétation immédiate, car on a toujours l’exemple que l’on peut réécouter et à l’esprit la personne rencontrée, son histoire, l’aventure qui a produit le collectage. En ce qui concerne les textes, l’imaginaire peut les labourer inlassablement et y trouver tout ce que l’appétit d’aujourd’hui souhaite exprimer.

Il est une autre chose plus subtile et émouvante encore : chaque voix au timbre particulier, puisque personnel, apporte une lecture unique du contenu de ces chansons.

Article signé Évelyne Girardon (lettre d’info du CMTRA).

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JULIEN TIERSOT (1857-1936) OU L’INVENTION DES MUSIQUES DU MONDE

S’il faut parler de précurseur, Julien Tiersot, né à Bourg-en-Bresse en 1857, en plein second Empire, rempli toutes les conditions pour qui se questionne à propos des “musiques du monde” en ce début de XXIe siècle.
Julien Tiersot, musicien, musicologue érudit, compositeur, spécialiste de l’histoire de la musique, c’est-à-dire de la musique savante occidentale, et de la musique “populaire”, vit avec passion, en 1889, un choc culturel.
Il vient, à trente-deux ans, de publier son “Histoire de la chanson populaire en France”1 [1] , dans laquelle, puisant dans les nombreux ouvrages d’autres auteurs déjà disponibles édités à la suite de collectes métropolitaines, il développe une mise en perspective toute musicologique des origines supposées savantes ou spontanément populaires des répertoires collectés dans les régions métropolitaines.
Les controverses et polémiques sur le sujet vont l’accompagner longtemps, avec plus ou mois de bonheur dans ses intuitions, quand il concrétise sa soif de comprendre la musique comme art universel en assistant aux représentations, au Pavillon des danses de Java, lors de l’Exposition de 1889 à Paris, d’un ensemble musical javanais. Interpellé par la complexité du système musical produit par cet ensemble, il décide d’en faire la transcription, aussitôt publiée. ! 2 [2]
Si ses abondants écrits témoignent de son inscription dans les débats de son époque, l’ethnocentrisme occidental, les nationalismes exacerbés, le projet de classer les cultures par ordre de valeur et le colonialisme triomphant, il pose les idées pionnières de ressourcement de l’art savant auprès des
“mélodies populaires” et le projet fondateur de compréhension des cultures musicales exotiques comme ouverture à la dimension universelle de l’humain.
Dès lors, il alternera les recherches de terrain, Canada, Alpes françaises, et bien sûr les rencontres musicales offertes par les Expositions Universelles avec les publications et controverses quand à la description musicologique, la valeur artistique et l’origine historique des musiques issues de cultures différentes.

En sus des traditions régionales françaises, il aura abordé de manière plus ou moins approfondie les musiques javanaises, japonaises, chinoises, indochinoises, indiennes, arméniennes, d’Asie centrale, arabes, 33 les répertoires des communautés noires de Louisiane et indiennes du Canada. Ce qui fait de ce rhônalpin de naissance un des précurseurs de notre ethnomusicologie moderne, et un des inventeurs de l’intérêt du public occidental pour les « musiques du monde ».

Que nous reste-il de son travail ?
Une bibliographie touffue, une certitude quant à sa curiosité permanente, son appétit de compréhension des systèmes musicaux autres, et un doute sur ses convictions
philosophiques, lisible en permanence dans ses écrits.
Laissons la parole à un homme-musicien né dans la seconde moitié du XIXe siècle, dans sa candeur ethnocentriste, ses excès et son intuition universaliste mélangés.

« L’histoire de la musique, à la fin du dix-neuvième siècle, a fait de notables progrès. Elle ne sera point achevée avant que, étendant son champ d’action, elle ait compris dans son domaine l’étude des musiques extra-européennes. (…) La musique des peuples éloignés par l’espace n’a-t-elle pas les mêmes droits que celle des peuples éloignés par le temps ? Si différente qu’elle soit, n’est-elle pas, comme l’autre, une manifestation de la nature humaine, et, à ce titre, ne mérite-t-elle pas de fixer notre attention ? Ce n’est évidemment qu’après l’avoir étudiée que nous connaîtrons le génie musical de l’homme tout entier : sa place dans nos travaux est légitimement et nécessairement marquée. »

Ces extraits de la préface des Notes d’ethnographie musicale ne constituent qu’une infime partie des textes que nous a légué Julien Tiersot. Entre autres héritages, les rhônalpins ne peuvent qu’être sensible
à l’ouvrage monumental paru en 1903 « Chansons populaires recueillies dans les Alpes françaises » 4 [4] , aboutissement d’une longue enquête débutée en 1895, et qui aura duré cinq ans. Les paroles et mélodies, recueillies par Julien Tiersot, ou, comme il le mentionne très précisément, par des informateurs intermédiaires, constituent un véritable trésor par l’abondance et la diversité des thèmes poétiques des
textes, mais surtout par la précision de la notation musicale.

Jean Blanchard

11 Histoire de la chanson populaire en France 1889, Paris, Plon. réimpression en 1972 par Minkoff Reprint.
22 Promenades musicales à l’exposition, Les danses javanaises, Paris, Le Ménestrel, 1889
33 Notes d’ethnographie musicale, première série, Paris, Fischbacher, 1905
44 Chansons populaires recueillies dans les Alpes françaises (Savoie et Dauphiné) , Grenoble 1903, Réimpression Laffitte Reprints 1979.

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> Acte de naissance de Julien Tiersot à Bourg en Bresse

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