George Sand. Consuelo. Page 423. Phébus Libretto.

Il y a une musique qu’on pourrait appeler naturelle, parce qu’elle n’est point le produit de la science et de la réflexion, mais celui d’une inspiration qui échappe à la rigueur des règles et des conventions. C’est la musique populaire : c’est celle des paysans particulièrement. Que de belles poésies naissent, vivent, et meurent chez eux, sans avoir jamais eu les honneurs d’une notation correcte, et sans avoir daigné se renfermer dans la version absolue d’un thème arrêté ! L’artiste inconnu qui improvise sa rustique ballade en gardant ses troupeaux, ou en poussant le soc de sa charrue (et il en est encore, même dans les contrées qui paraissent les moins poétiques), s’astreindra difficilement à retenir et à fixer ses fugitives idées. Il communique cette ballade aux autres musiciens, enfants comme lui de la nature, et ceux-ci la colportent de hameau en hameau, de chaumière en chaumière, chacun la modifiant au gré de son génie individuel. C’est pour cela que ces chansons et ces romances pastorales, si piquantes de naïveté ou si profondes de sentiment, se perdent pour la plupart, et n’ont guère jamais plus d’un siècle d’existence, dans la mémoire des paysans. Les musiciens formés aux règles de l’art ne s’occupent point assez de les recueillir. La plupart les dédaignent, faute d’une intelligence assez pure et d’un sentiment assez élevé pour les comprendre ; d’autres se rebutent de la difficulté qu’ils rencontrent aussitôt qu’ils veulent trouver cette véritable et primitive version, qui n’existe déjà peut-être plus pour l’auteur lui-même, et qui certainement n’a jamais été reconnue comme un type déterminé et invariable par ses nombreux interprètes. Les uns l’ont altérée par ignorance, les autres l’ont développée, ornée, ou embellie par l’effet de leur supériorité, parce que l’enseignement de l’art ne leur a point appris à en refouler les instincts. Ils ne savent point eux-mêmes qu’ils ont transformé l’œuvre primitive, et leurs naïfs auditeurs ne s’en aperçoivent pas davantage. Le paysan n’examine ni ne compare. Quand le ciel l’a fait musicien, il chante à la manière des oiseaux, du rossignol surtout dont l’improvisation est continuelle, quoique les éléments de son chant varié à l’infini soient toujours les mêmes. D’ailleurs le génie du peuple est d’une fécondité sans limites.

Si vous écoutez attentivement les joueurs de cornemuse qui font le métier de ménétriers dans nos campagnes du centre de la France, vous verrez qu’ils ne savent pas moins de deux ou trois cents compositions de même genre et du même caractère, mais qui ne sont jamais empruntées les unes aux autres ; et vous vous assurerez qu’en moins de trois ans, ce répertoire immense est entièrement renouvelé. J’ai eu dernièrement avec un de ces ménétriers ambulants la conversation suivante : « Vous avez appris un peu de musique ? – Certainement, j’ai appris à jouer de la cornemuse à gros bourdon, et de la musette à clefs ? – Où avez-vous pris des leçons ? – En Bourbonnais dans les bois. – Quel était votre maître ? – Un homme des bois. – Vous connaissez donc les notes ? – Je crois bien ! – En quel ton jouez-vous là ? – En quel ton ? Qu’est-ce que cela veut dire ? – N’est-ce pas en ré que vous jouez ? Je ne connais pas le ré. – Comment donc s’appellent vos notes ? – Elles s’appellent des notes ; elles n’ont pas de noms particuliers. – Comment retenez-vous tant d’airs différents ? – On écoute ! – Qui est-ce qui compose tous ces airs ? – Beaucoup de personnes, des fameux musiciens dans les bois. – Ils en font beaucoup donc ? – Ils en font toujours ; ils ne s’arrêtent jamais ? – Ils ne font rien autre chose ? – Ils coupent le bois. – Ils sont bûcherons ? – Presque tous bûcherons. On dit chez nous que la musique pousse dans les bois. C’est toujours là qu’on la trouve. – Et c’est là que vous allez la chercher ? – Tous les ans. Les petits musiciens n’y vont pas. Ils écoutent ce qui vient par les chemins, et ils redisent comme ils peuvent. Mais pour prendre l’accent véritable, il faut aller écouter les bûcherons du Bourbonnais. – Et comment cela leur vient-il ? En se promenant dans les bois, en rentrant le soir à la maison, en se reposant le dimanche. – Et vous, composez-vous ? – Un peu, mais guère, et ça ne vaut pas grand chose. Il faut être né dans les bois, et je suis de la plaine. Il n’y a personne qui me vaille pour l’accent ; mais pour inventer, nous n’y entendons rien, et nous faisons mieux de ne pas nous en mêler. »

Je voulus lui faire dire ce qu’il entendait par « l’accent ». Il n’en put venir à bout, peut-être parce qu’il le comprenait trop bien et me jugeait indigne de le comprendre. Il était jeune, sérieux, noir comme un pifferaro de la Calabre, allait de fête en fête, jouant tout le jour, et ne dormant pas depuis trois nuits, parce qu’il lui fallait faire six ou huit lieues avant le lever du soleil pour se transporter d’un village à l’autre. Il ne s’en portait que mieux, buvait des brocs de vin à étourdir un bœuf, et ne se plaignait pas, comme le sonneur de trompe de Walter Scott, d’avoir perdu son vent. Plus il buvait, plus il était grave et fier. Il jouait fort bien, et en avait grandement raison d’être vain de son accent. Nous observâmes que son jeu était une modification perpétuelle de chaque thème. Il fut impossible d’écrire un seul de ces thèmes sans prendre note pour chacun d’une cinquantaine de versions différentes. C’était là son mérite probablement et son art. Les réponses à mes questions m’ont fait retrouver, je crois, l’étymologie du nom de bourrée qu’on donne aux danses de ce pays. Bourrée est le synonyme de fagot, et les bûcherons du Bourbonnais ont donné ce nom à leurs compositions musicales, comme maître Adam donna celui de chevilles à ses poésies.

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