Chanter en France (Alain Swetlik)

« Pour bien connaître, sentir et comprendre l’âme française, à plus forte raison la réveiller, la sauvegarder, l’exalter, il n’est que d’étudier et répandre les chants populaires de la France, c’est-à-dire les chants anonymes conservés par la tradition orale. Créés par on ne sait qui, venus d’on ne sait où, ils constituent la plus ancienne, la plus humaine, la plus pure et la plus précieuse de toutes nos traditions, celle qui rattache le plus étroitement le présent au passé, la France d’aujourd’hui à celle de jadis ». Et à celle de demain, ajoutons-nous.

C’est ainsi que Joseph Canteloube résume les choses, dès les premières lignes de la préface à sa fameuse Anthologie des Chants Populaires Français.

Malgré les apparences, il ne s’agit pas de conservatisme ou de passéisme, ni même de nationalisme ou de régionalisme. Il s’agit d’esprit. Il n’y a pas que les vedettes du disque qui chantent : il y a surtout et avant tout le peuple qui chante. Ce peuple qui aujourd’hui ne sait plus qu’il chante, et qui ne s’entend jamais chanter à la radio ou à la télé.

S’il existe des peuples sans écriture ou même sans instruments de musique, il n’existe pas de peuple sans chants. La voix est l’instrument premier, celui que chacun possède, et celui que tous les peuples utilisent comme expression essentielle. Quelqu’un a dit qu’un peuple qui ne chante plus est un peuple qui se meurt. On ajoutera que celui qui ignore les chants de son peuple ne peut prétendre en faire vraiment partie.

Joseph Canteloube est l’auteur des Chants d’Auvergne, la seule œuvre musicale française davantage connue à l’étranger qu’en France même. Cette œuvre a été enregistrée par l’allemande Frederica von Stade (CBS), l’espagnole Victoria de Los Angeles (EMI), la néo-zélandaise Kiri Te Kanawa (Decca), la russo-polonaise Netania Davrath (Vanguard), l’anglaise Arleen Auger (Virgin), etc. No comment.

Barbra Streisand chante fréquemment la Brezairola (berceuse). Et par ailleurs Nana Mouskouri s’est taillé un beau succès avec ses Vieilles Chansons de France et ses Nouvelles Chansons de la Vieille France. C’est dire…

N’empêche, malgré la forte industrialisation du pays, malgré la puissance réductrice, colonisatrice et souvent lénifiante de la radio et de la télévision, malgré le fait que la musique soit devenue au XX°s. une industrie, on chante encore beaucoup en France. Les collectages des années 1960-70-80, ainsi que la floraison des groupes folk l’ont montré. Depuis trente ans, le nombre de festoù-noz (fêtes de nuit où l’on chante et danse) ne cesse d’augmenter en Bretagne. Le nombre d’ensembles purement vocaux est en spectaculaire progression, et l’on voit naître un peu partout, en France comme ailleurs, des groupes tels que Zap Mama, Nomad, Powwow, Chanson Plus Bifluorée, Roulez Fillettes, Corou de Berra, La Novem, Harmonic Choir de David Hykes, ou des disques tels que Voix-Contrevoix (Mélusine), ou Vox (Malicorne). Par réaction peut-être contre l’instrumentation pléthorique, on redécouvre les charmes primordiaux de la voix, et la richesse de ses techniques.

Le succès des chœurs classiques bulgares (les « voix bulgares »), des chorales populaires basques et des polyphonies traditionnelles corses, du trallalero polyphonique gênois, du chant sarde ou encore des voix de Géorgie, est aujourd’hui un phénomène important, et que découvrent avec stupéfaction les grands éditeurs phonographiques qui n’en soupçonnaient ni l’existence, ni l’effet sur le public. En 1993-94, la maison EPM a publié en 15 CD une Anthologie de la chanson française : La Tradition. Contestable sous bien des aspects, cette anthologie rappelle tout de même l’extraordinaire richesse du répertoire vocal populaire. Et fin 1996, les chercheurs du CNRS / Musée de l’Homme ont publié un étonnant ensemble de trois CD : Les Voix du Monde, Une Anthologie des expressions vocales (chez Chant du Monde).

Dans le Centre-France comme ailleurs dans l’Hexagone, on a beaucoup collecté les chants traditionnels. Les Thiaulins de Lignières (en Berry) et la Chavannée de Montbel (Allier) n’ont pas promu que la vielle et la cornemuse. Les Musiciens Routiniers », qui figurent aujourd’hui parmi les meilleurs musiciens traditionnels de France, ne se sont pas limités au collectage instrumental, loin de là.

Il y a en France deux collectrices et chanteuses au répertoire phénoménal : Catherine Perrier et Évelyne Girardon. La première a hélas très peu publié. La vielleuse et chanteuse Évelyne Girardon (groupe folk « La Bamboche ») a réalisé en 1988 des arrangements polyphoniques de chansons traditionnelles (Amour de fusain, chez Ocora), en chantant elle-même toutes les voix. La polyphonie n’est guère connue dans les traditions populaires françaises, mais depuis quelques décennies, beaucoup d’expériences ont été menées : Voix-Contrevoix (Mélusine, 1990), et Roulez Fillettes (1990), quintette vocal fondé et formé par Évelyne Girardon, en sont de probants exemples.

Mais il y a encore en France beaucoup de chanteurs et de chanteuses inconnus, et qui demeureront à jamais inconnus, parce qu’ils sont du peuple, et parce qu’ils ne chantent que dans l’intimité, ou pendant les repas de noces.

Les seuls relais de propagation de la chanson populaire auprès des jeunes ont été les colonies de vacances et l’Éducation Nationale. Les colonies de vacances deviennent des clubs à prestations, et l’éducation musicale (marché immense !) est volontairement sapée par de hauts fonctionnaires avec Les Enfants de la Zique faisant la promotion directe, auprès des jeunes, de chanteurs déjà hyper largement médiatisés sur les radios qu’ils écoutent.

De quoi j’vais m’plaindre,

De quoi j’vais m’plaindre aujourd’hui

Un vrai p’tit déj à mon breakfast

Avec du café, du bacon, c’est un must.

Des musiciens de tous bords — d’ailleurs en majorité des enseignants — persistent à penser que la véritable humanité réside dans les gens et leurs émotions intimes, et non dans le commerce international, et qu’aujourd’hui encore les « humanités » ne peuvent se faire que par la découverte et l’échange, et non par la promo et la pub.

Les chants traditionnels des différentes régions de France, comme ceux d’Europe et de toutes les autres parties du monde sont des trésors. Bela Bartok disait qu’il y a autant de perfection artistique dans un chant de paysan hongrois que dans une sonate de Mozart. C’est seulement aujourd’hui qu’on commence à le comprendre. Des trésors occultés pour des raisons toujours socio-politiques, et traqués aujourd’hui par des chercheurs d’or : des chercheurs de musique, et aussi des chercheurs de bénéfices. La conquête de l’Ouest est faite. La conquête des régions de France est en train de se faire, et sont visés particulièrement nos meilleurs chanteurs…

Le travail de gens comme Catherine Perrier et Évelyne Girardon, de gens comme Beñat Achiary (Pays Basque), Geneviève Clément (Béarn), Rénat Jurié (Occitanie), Mic Baudimant (Berry), Jean-François Quéméner, Denez Prigent, Erik Marchand (Bretagne), ou comme les membres des groupes déjà cités, consiste à dénicher, à acquérir, à se réapproprier, à réinterpréter, et à faire partager un patrimoine culturel. Ce travail ressemble à celui de Bela Bartok. Et ce travail n’est pas une mince affaire : il est celui de toute une vie.

Alain Swietlik

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